Le grand virage de Desjardins (1900-2025) — Et l'avenir de l'idéal coopératif.

Peut-on rester coopératif quand on est colossal ?

En 2025, alors que l'ONU célèbre l'Année internationale des coopératives, le Mouvement Desjardins se trouve à la croisée des chemins. Dirigé par un nouvel actuaire-président, Denis Dubois gère des actifs colossaux mais affronte une crise d'identité en région. Pour comprendre ce moment charnière, il faut remonter le fil d'une histoire où chaque président a ajouté une pierre à l'édifice, transformant une modeste caisse paroissiale en une multinationale de la finance.

Une analyse des dilemmes stratégiques auxquels font face les leaders d'organisations à mission — et des voies de sortie possibles.

 
 
Diptyque illustrant 125 ans de transformation : la première caisse Desjardins (1900) face à l'univers numérique de la finance (2025)

Création visuelle : Pierre Guité et Mid-Journey

La Métamorphose d'un Géant Coopératif

Novembre 2025. Dans un bureau de l'Outaouais, un maire compose un numéro. Il appelle Desjardins pour proposer de payer — de sa poche, avec les fonds de sa municipalité — le maintien d'un guichet automatique.

La réponse est polie. C’est non.

Au même moment, sur le dark web, des millions de données personnelles volées six ans plus tôt refont surface, gratuitement accessibles à quiconque sait chercher. La protection offerte par Equifax aux victimes a expiré. Desjardins annonce qu'il ne recontactera pas les membres concernés. Ils l'ont déjà été. La charge du risque repose désormais sur eux.

Ces deux scènes, survenues la même semaine, cristallisent le paradoxe. L’institution est-elle devenue trop grande pour ses racines ? Desjardins, en 2025, c'est 512 milliards de dollars d'actifs, 7,8 millions de membres et de clients, 52 000 employés dont 1 800 experts en cybersécurité.

Desjardins est synonyme de réussite — des excédents trimestriels dépassant le milliard de dollars, une note ESG au sommet de l'industrie. Le paradoxe n'est pas entre succès et échec — mais entre deux définitions du succès.


L'Année internationale des coopératives coïncide avec une crise d'identité du Mouvement.

Ce qui se joue chez Desjardins dépasse le cas particulier. C'est le dilemme fondamental de toute organisation à mission qui atteint une taille critique : comment préserver son âme alors que la survie exige les armes de ses concurrents ? Comment rester fidèle à ses racines quand la rationalité économique commande de les couper ? Pour répondre à ces questions, il faut d'abord comprendre comment on en est arrivé là.

Tout commence par une indignation.

La Révolte originelle
1900-1945

En 1900, Alphonse Desjardins fonde la première caisse à Lévis. Pas pour le profit. Pour lutter contre l'usure qui étrangle les classes populaires canadiennes-françaises. Le modèle est simple, local et moral : la paroisse est le territoire, le curé le garant, l'épargne une vertu de survie.

Pendant un demi-siècle, sous la gouverne prudente de successeurs comme Cyrille Vaillancourt et Eugène Poirier, Desjardins restera cette institution conservatrice — « la petite caisse du peuple » — méfiante envers l'État comme envers le risque. Une constellation de guichets paroissiaux, sans ambition de conquête.

Puis vint Alfred Rouleau.

Alfred Rouleau
1972-1981
le Bâtisseur de cathédrales

L'arrivée de M. Rouleau à la présidence en 1972 marque une rupture sismique. Issu du monde de l'assurance — il dirigeait l'Assurance-vie Desjardins dès l'âge de 33 ans — cet homme n'est pas un conservateur. C'est un visionnaire qui va propulser l'institution au cœur de la Révolution tranquille, la modernisation accélérée du Québec des années 1960.

Contre l'avis des comptables frileux, il impose la construction du Complexe Desjardins au centre-ville de Montréal. Inauguré en 1976, cet édifice n'est pas seulement des tours en béton : c'est un drapeau planté. Il symbolise la prise de pouvoir économique des francophones, le fameux « Maîtres chez nous ». Alfred Rouleau prouve que la coopération peut bâtir des cathédrales modernes.

Au Québec, c’est l’ère des grands chantiers : la Baie-James (1971-1984), les Jeux olympiques de Montréal (1976) et son Stade olympique signé Roger Taillibert, le métro de Montréal, inauguré en 1966, et étendu massivement dans les années 70. Les tours de Montréal s'élèvent : Place Ville-Marie, Tour de la Bourse, Place Bonaventure, Château Champlain, Place des Arts — le skyline moderne de Montréal se construit en quelques années. Le Complexe Desjardins s'inscrit dans cette fièvre bâtisseuse, mais à une différence : il est coopératif.

Alors que ses prédécesseurs fuyaient les syndicats, Alfred Rouleau tend la main aux centrales syndicales et aux associations de consommateurs. Il veut briser les « solitudes » et faire de Desjardins un allié des mouvements sociaux, et non seulement un banquier.

Leçon de leadership n° 1 : Les symboles comptent. Une organisation à mission doit parfois édifier des monuments à sa propre ambition — non par vanité, mais pour prouver à ses membres et au monde qu'une autre voie est possible.

Le legs intellectuel de M. Rouleau dépasse la pierre. Il insistait :

« Une coopérative ne se mesure pas qu'à ses profits. » 

Il exige la production d'un « Bilan Social » pour mesurer l'éducation économique, la vitalité démocratique et  l'impact communautaire.

« Sans cette mesure », affirmait-il, « Desjardins ne serait qu'une banque comme les autres. »

Cette phrase reviendra hanter ses successeurs.

L'Ère des Gestionnaires
1987-2025
La montée en puissance

Une ère de transformation radicale, marquée par la nécessité de concilier une croissance financière impérative avec les valeurs de la coopération, s’amorce. Les dynamiques de pouvoir, les adaptations stratégiques et les philosophies de gestion font passer Desjardins d'une fédération de caisses populaires locales à un groupe financier systémique d'envergure mondiale.

Pour comprendre le Desjardins d’aujourd’hui, dirigé par Denis Dubois dans un contexte d'incertitude géopolitique et technologique, retraçons le fil conducteur tissé par ses prédécesseurs.

Claude Béland
1987-2000
Le Philosophe

La philosophie de M. Béland s'enracinait dans son histoire personnelle. Issu d'une famille nombreuse, il racontait comment les valeurs de partage lui avaient été inculquées dès l'enfance, en citant l'exemple de son père qui aidait des familles démunies. Cette éthique personnelle est devenue, sous sa présidence, une éthique organisationnelle.

Intellectuel du mouvement, Claude Béland a théorisé le « citoyen-coopérateur ». Son moment de gloire fut le Sommet sur l'économie et l'emploi de 1996, où il fit reconnaître l'économie sociale comme pilier du développement québécois, sauvant des secteurs entiers — dont les services funéraires — de la mainmise étrangère.

Leçon de leadership n° 2 : Le leader-philosophe ancre l'éthique dans la culture. Béland a compris que les valeurs ne se décrètent pas : elles s'incarnent dans des combats qui en démontrent la pertinence.

Alban D'Amours
2000-2008
L'Unificateur

Avant de devenir le grand centralisateur, Alban D'Amours fut un enfant du Bas-Saint-Laurent. Né à Sainte-Françoise en 1940, fils d'un marchand général, il a observé dès l'enfance ce que la caisse populaire représentait pour un village : un outil de survie collective, et non un simple guichet.

Son parcours le mène pourtant loin du terroir. Doctorat en économie au Minnesota, douze années à bâtir l'Institut de recherche et d'enseignement pour les coopératives de l'Université de Sherbrooke, puis sous-ministre — il apprend à piloter les grands paquebots institutionnels. C'est là qu'il forge sa conviction : pour survivre, la coopérative doit être gérée avec autant de professionnalisme que ses concurrentes.

Quand il accède à la présidence en 2000, il pose un diagnostic brutal : la structure fragmentée en dix fédérations régionales constitue un handicap. Le projet de fusion traînait depuis 1972, bloqué par les fiefs protecteurs de leur autonomie. Alban D'Amours déploie diplomatie et fermeté. Il doit convaincre des élus de voter la dissolution de leurs propres structures. Il réussit là où ses prédécesseurs avaient échoué.

Ces réformes permettront à Desjardins de traverser la crise financière de 2008 sans recourir à une aide étatique. Mais Alban D'Amours savait que la centralisation des moyens ne devait pas entraîner celle des fins. Il lança cet avertissement un an après avoir quitté ses fonctions en 2009 :

« Se comparer au marché et être hyper rentable, ce serait la mort de Desjardins. »

Alban D'Amours s'est éteint le 9 novembre 2025, quelques semaines après le début du mandat de son lointain successeur. Il reste dans la mémoire collective comme un homme de devoir, capable de prendre des décisions impopulaires au service du bien commun.

Leçon de leadership n° 3 : Le leader transformationnel sait que la centralisation des moyens ne doit jamais entraîner celle des fins. Professionnaliser la gestion, oui. Banaliser la mission, jamais.

Monique F. Leroux
2008-2016
La Conquérante

Première femme à la tête du Mouvement, issue des milieux corporatifs et bancaires, elle orchestre l'acquisition de State Farm Canada. Sous son règne, Desjardins cesse d'être uniquement québécois pour devenir un géant pancanadien, en doublant sa taille en assurance.

Cette expansion accélérée suscite les critiques de la vieille garde. Claude Béland lui-même sort de sa réserve pour dénoncer l'augmentation des salaires de la haute direction, craignant que Desjardins ne « perde son âme » — obsédé par la rentabilité au détriment de la proximité.

Le mandat de Mme Leroux cristallise le dilemme moderne du Mouvement : pour survivre face aux géants mondiaux, l'institution devait atteindre une taille critique. Mais cette taille menaçait de l'éloigner de ses racines.

Leçon de leadership n° 4 : La croissance n'est jamais neutre. Chaque acquisition, chaque expansion change l'ADN de l'organisation. Le leader lucide mesure ce qu'il gagne — et ce qu'il risque de perdre.

Guy Cormier
2016-2025
Le Fédérateur

Son élection est perçue comme un retour au bercail. M. Cormier a commencé sa carrière comme caissier avant de gravir tous les échelons — il incarne le « pur produit » Desjardins, contrastant avec le profil corporatif de sa prédécesseure.

Revenant à la base, il remet « le membre » au centre, accroît les ristournes et crée le Fonds du Grand Mouvement. Au seul troisième trimestre 2025, Desjardins a provisionné 113 millions en ristournes et versé 28 millions en dons communautaires — dont 14 millions gérés localement par les caisses. Sa note ESG de AAA est la plus élevée d'Amérique du Nord, témoignant d'un engagement réel.

Mais en 2019 survint la catastrophe…

La plus grande fuite de données de l'histoire financière canadienne

Guy Cormier fait le choix de la transparence. Il annonce une « Protection Desjardins » permanente pour tous les membres, couvrant les transactions au sein de l'institution, ainsi qu'un forfait de surveillance Equifax de cinq ans. À l'époque, la mesure était sans précédent dans l'industrie bancaire.

Cinq ans plus tard, le forfait Equifax expire. Desjardins ne le prolonge pas. Or, c'était cette surveillance qui permettait de détecter les comptes ouverts frauduleusement dans d’autres institutions, ainsi que les prêts contractés en votre nom. La « protection à vie » ne couvre que ce qui se passe chez Desjardins. Pour le reste, la charge du risque incombe désormais au membre lui-même.

Comme l'a mentionné la Sûreté du Québec lors des arrestations : « Les renseignements personnels qui ont été dérobés demeurent toujours non sécurisés [...] il est peu probable que cette liste-là soit un jour sécurisée. »

Toute crise est une opportunité.

Toutefois, Desjardins a tiré des enseignements de l’expérience, développant de nouvelles compétences et employant désormais plus de 1 800 experts en cybersécurité.

La force de Guy Cormier a été la mobilisation collective. Sous sa présidence, les primes d'équipe remplacent les bonus individuels. Le « nous » prime sur le « je ».

Interrogé sur sa rémunération — question qu'il affirme recevoir souvent — Guy Cormier doit se justifier. Le malaise est révélateur. Quand j'ai interviewé Alfred Rouleau, des décennies plus tôt, il m'a confié avoir plafonné son propre salaire à 60 000 $. « Je n'ai pas besoin de plus pour vivre », disait-il. « L'important, c'est le mouvement. »

Mais c'était un autre temps. En quarante ans, il y a eu Internet, la financiarisation, la mondialisation, l'IA générative. Le monde s'accélère. Les rémunérations aussi. Rester compétitif pour attirer les talents, tout en restant fidèle à l'esprit coopératif : c'est un jeu d'équilibristes. Les primes d'équipe, plutôt qu'individuelles, sont une façon d'y parvenir — en misant sur l'intelligence collective plutôt que sur des leaders-stars. Le succès s'obtient toujours à plusieurs. Partager les récompenses, comme la richesse, contribue à bâtir une meilleure société.

Leçon de leadership n° 5 : La crise révèle le caractère — et ses limites. Un leader peut transformer une catastrophe en compétence. Mais une surcompensation initiale ne dispense pas du suivi. Une promesse tenue construit un capital de confiance immense — et peut transformer une crise en une opportunité.

Mais les fantômes de 2019 n'ont pas dit leur dernier mot…

Denis Dubois
2025…
L'Épreuve du Réel

En septembre 2025, Denis Dubois a pris les rênes du colosse. Guy Cormier, dont le départ coïncide avec le 125e anniversaire de l'institution, reste à ses côtés en tant que « conseiller stratégique » jusqu'en mars 2026 — configuration qui n'a rien d'anodin. Guy Cormier absorbe le feu politique, tandis que le nouveau PDG se positionne en technocrate qualifié pour mettre en œuvre les solutions.

Le nouveau modèle de gouvernance, séparant depuis mai 2024 les rôles de président du Conseil d’administration et de PDG, le lui permet. Denis Dubois a été embauché pour être le chirurgien qui opère, tandis que Louis Babineau, reconnu pour son leadership dynamique, sa vaste expérience en gestion de projets et en gouvernance, pourra piloter le politique.

Louis Babineau, président du conseil d’administration

Administrateur à la Caisse Desjardins de Sainte-Foy depuis 2013, il siège au conseil d’administration du Mouvement Desjardins depuis huit ans et est professeur titulaire en gestion de projets à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

Le profil de Denis Dubois est éloquent. Fellow de l'Institut canadien des actuaires, il a dirigé trois des cinq secteurs d'affaires de Desjardins. C'est lui qui a piloté l'intégration de State Farm Canada et, plus récemment, l'acquisition des activités de Guardian Capital. Le conseil d'administration n'a pas choisi un visionnaire charismatique ni un idéologue du coopératisme. Il a choisi un gestionnaire de risque.

Le message est limpide : la priorité absolue est la rigueur opérationnelle.

M. Dubois hérite d'une organisation en pleine santé financière, mais confrontée à des défis de modernisation technologique, de concurrence intense — et à l'expiration d'un engagement exceptionnel qui était à la mesure d'une fuite qui l'était tout autant.

En novembre 2025, les données volées en 2019 refont surface sur le dark web, publiées gratuitement. Les experts jugent la situation « plus grave que jamais » : ce qui était vendu à quelques fraudeurs devient accessible à tous. Or, la protection d'Equifax a expiré. Desjardins n'émettra pas de nouvelle alerte — un choix économiquement défendable, mais qui laisse les membres exposés.

Simultanément, le nouveau président doit gérer les retombées du plan de rationalisation : 30 % des centres de services et des guichets seront fermés d'ici fin 2026. Sa justification est celle d'un banquier : 97 % des transactions se font désormais en ligne, avec une baisse de 10 % des transactions au comptoir en une seule année.

Ces chiffres ne sont pas des prétextes : ils reflètent un changement réel du comportement des membres eux-mêmes. La question n'est pas de savoir si M. Dubois a tort ou raison — mais si une autre voie existe. Les maires de l'Outaouais, du Bas-Saint-Laurent et de Chaudière-Appalaches l'accusent de « tuer des villages ». Des pétitions recueillent des milliers de signatures. Le Réseau de la Fédération de l’âge d’or du Québec (FADOQ) dénonce l'abandon des aînés. Certains élus proposent de payer eux-mêmes pour maintenir un guichet.

Un schisme identitaire ?

Denis Dubois analyse en actuaire et en banquier ; les régions répondent en coopérateurs. Pour eux, la « vitalité économique » et le service aux aînés ne sont pas des coûts à rationaliser — c'est la mission même de l'institution.

La réponse de Desjardins à cette fracture s'appelle Alvie. Lancée en 2024, cette assistante virtuelle développée avec l'IA de Personetics analyse les habitudes de dépenses et offre des conseils proactifs. Le pari semble fonctionner : Desjardins est passé de la 8e à la 2e place dans les classements de satisfaction client au Canada.

Le défi est audacieux : remplacer le conseiller humain de la caisse locale par une conseillère numérique disponible 24 heures sur 24. Si Alvie échoue, la fermeture des comptoirs n'aura été qu'une amputation sans greffe. Si elle réussit, comme cela semble être le cas, elle aura entraîné les membres et les citoyens — peu importe leur âge et leur lieu de résidence — dans le monde de demain.

L'objectif stratégique de M. Dubois est explicite : porter la part des revenus générés hors du Québec de 33 % à 40-50 %. Le véhicule de cette croissance n'est pas le réseau des caisses — il se contracte —, mais l'assurance et la gestion de patrimoine, des secteurs où Desjardins opère comme n'importe quelle entreprise capitaliste.

L'expansion nationale et la rationalisation québécoise sont les deux faces d'une même pièce : une transformation qui dilue l'identité coopérative locale au profit d'une identité corporative nationale.

C'est ici que le fossé creuse avec l'héritage des fondateurs. Alfred Rouleau construisait un complexe pour affirmer la présence des francophones ; Dubois ferme des comptoirs pour assurer la survie numérique. D'Amours avertissait que l'hyper-rentabilité serait « la mort de Desjardins » ; Dubois justifie ses décisions par des statistiques imparables.

La rationalité de l'actuaire se heurte à l'émotion du territoire.

Le Piège de l'isomorphisme institutionnel

Ce que vit Desjardins porte un nom dans la littérature organisationnelle : l'isomorphisme institutionnel. C'est cette tendance, décrite par les sociologues DiMaggio et Powell, qui pousse les organisations à ressembler progressivement aux entreprises qu'elles concurrencent — adoptant leurs indicateurs de performance, leurs structures de gouvernance, leurs échelles salariales, leur vocabulaire.

Le processus est insidieux mais pas entièrement évitable. Recruter des compétences rares, adopter les meilleures pratiques, se conformer à une réglementation exigeante, aligner les rémunérations sur le marché pour retenir les talents : ces choix ne relèvent pas de la trahison, mais de la survie.

Chaque choix, pris isolément, se justifie. Mais l'accumulation de ces choix peut entraîner une métamorphose silencieuse.

Le piège se referme quand l'organisation cesse de se poser la question : en quoi sommes-nous différents ? 

Si un membre Desjardins ne sent aucune différence dans son pouvoir d'influence comparé à un client de banque, l'idéal coopératif s'effondre. La forme juridique demeure, mais la substance s'est évaporée.

Le véritable pari de Denis Dubois est que l'excellence technologique et le succès de l'expansion nationale généreront suffisamment de valeur financière pour compenser la perte de capital politique et identitaire qu'il subit au Québec. L'actuaire n'a pas pris les rênes pour préserver le passé. Il calcule et gère les risques d'une transformation radicale.

Mais ce calcul néglige-t-il une variable cruciale ?  Le capital symbolique. Une coopérative qui perd son ancrage territorial perd aussi sa légitimité à se dire différente. Et sans cette différence, pourquoi les membres resteraient-ils fidèles quand une banque offre un meilleur taux ?


Réinventer la Coopérative du XXIe Siècle

Le modèle coopératif est-il devenu une utopie dépassée ? Non. Mais il doit être réinventé. Voici six leviers stratégiques pour les leaders d'organisations à mission qui refusent la banalisation.

1. Remplacer le Bilan Social par un Bilan d'Impact

Le « Bilan Social » d’Alfred Rouleau était visionnaire pour son époque. Mais en 2025, il faut aller plus loin. Un Bilan d'Impact doit mesurer trois dimensions : l'impact climatique (empreinte carbone des investissements, financement de la transition énergétique), l'impact social (inclusion financière, accessibilité territoriale, éducation économique), et l'impact démocratique (taux de participation aux assemblées, diversité des élus, qualité de la délibération).

Ce bilan doit être audité, publié, et surtout opposable. Si les indicateurs se dégradent, les membres doivent avoir le pouvoir de sanctionner la direction. Sans cette mesure tangible et contraignante, Desjardins ne sera qu'une banque avec un logo vert.

2. Réinventer la présence territoriale

La fermeture des guichets est peut-être inévitable. Mais l'abandon du territoire ne l'est pas. Des modèles alternatifs existent : caisses mobiles qui sillonnent les régions éloignées (à l’instar des food trucks), partenariats avec les bureaux de poste ou les municipalités, conseillers itinérants formés à l'accompagnement des aînés et des entrepreneurs locaux.

Plus audacieux encore : transformer certaines caisses menacées en coopératives de proximité autonomes, avec une gouvernance locale renforcée et un mandat élargi (services postaux, épicerie, aide à domicile). Le guichet devient le cœur d'un écosystème villageois — pas un simple distributeur de billets.

En France, où près de 60 % des communes rurales ne disposent plus d'aucun commerce de proximité, des maires ont pris les choses en main. Le programme « 1000 cafés » a déjà implanté des cafés multiservices dans 300 communes — dépôt de pain, épicerie, relais de colis, espace de coworking — choisis avec les habitants. Le mouvement « Bouge ton CoQ ! » a accompagné l'ouverture de 60 épiceries associatives gérées par des bénévoles, sans charge salariale ni locative.

Face aux déserts médicaux, des municipalités créent des maisons de santé regroupant médecins, infirmières, sage-femmes et psychologues — un investissement subventionné jusqu'à 80 % par l'État et les régions. Dans le Gers, un village a même réinventé la « pharmacie annexe » pour éviter à ses habitants de parcourir 12 kilomètres pour leurs médicaments. Le village reprend vie autour de ces lieux.

Desjardins, avec ses 512 milliards d'actifs, pourrait accompagner de tels écosystèmes au Québec — si les municipalités en prennent l'initiative. Car cette crise d'abandon est peut-être aussi une opportunité : celle de développer les régions autrement, en faisant davantage participer les citoyens. Un nouvel élan démocratique, ancré dans le territoire.

3. Démocratiser la Gouvernance à l'ère numérique

Le principe « une personne, un vote » reste la force distinctive du modèle coopératif. Mais cette démocratie est aujourd'hui en crise : les taux de participation aux assemblées sont dérisoires, les élus souvent cooptés, la délibération réduite à une formalité.

Les technologies existent pour revitaliser cette démocratie : votes en ligne sur les grandes orientations, consultations citoyennes sur les enjeux locaux, budgets participatifs pour l'allocation des fonds communautaires. Certaines coopératives expérimentent même les organisations autonomes décentralisées (DAO), qui automatisent la transparence des fonds et rendent le vote aussi simple qu'un clic.

L'enjeu n'est pas technologique mais politique. Comment stimuler l'engagement des membres ? Comment raviver l'esprit coopératif ? Comment partager une partie de son pouvoir en éduquant les citoyens pour des décisions éclairées ?

4. Investir dans les Incubateurs du Coopératisme

Pour que la flamme ne s'éteigne pas, le mouvement doit former la relève. Les Coopératives Jeunesse de Services permettent aux adolescents de 16 à 18 ans de créer et gérer leur propre coopérative l'été. Ils apprennent la gestion, le vote, le partage des surplus. C'est une pépinière de futurs coopérateurs qui comprennent le modèle par la pratique.

Les coopératives de plateforme offrent une autre voie. CoopCycle, par exemple, fédère des coopératives de livraison à vélo où les travailleurs possèdent l'algorithme et les données. Ils votent sur leurs conditions de travail et sur la répartition de la valeur. C'est le « Maîtres chez nous » appliqué à l'économie numérique — ce qu’Alfred Rouleau aurait peut-être imaginé s'il avait vécu à l'ère des plateformes.

Desjardins pourrait devenir l'incubateur de ces initiatives, prouvant que le modèle coopératif n'est pas une relique mais un laboratoire d'avenir.

5. Assumer le Leadership Politique

Claude Béland l'avait compris : une coopérative de cette taille ne peut pas se contenter d'être un prestataire de services financiers. Elle est, qu'elle le veuille ou non, un acteur politique. Le Sommet de 1996 a montré ce que peut accomplir un leader coopératif qui assume ce rôle.

En 2025, les combats ont changé. Crise du logement, transition climatique, souveraineté alimentaire, inclusion financière des nouveaux arrivants : autant de chantiers où Desjardins pourrait faire la différence — non comme banquier, mais comme mouvement.

Le danger de la technocratie actuarielle est de réduire l'institution à sa fonction économique. Mais les membres ne s'engagent pas seulement pour un bon taux d'intérêt — les banques font pareil. Ils s'engagent pour le sens. Et le sens exige une voix publique, une vision politique, un combat.

6. Amplifier une Infrastructure Numérique Souveraine

Alfred Rouleau a utilisé les profits de l'assurance pour créer des outils de développement collectif. Le Complexe Desjardins était une preuve en béton du « Maîtres chez nous ». Aujourd'hui, l'équivalent serait des serveurs et du code.

Desjardins l'a compris, mais peut aller plus loin. Par l'entremise de Desjardins Capital, la coopérative a déjà investi dans des fleurons comme QScale — le centre de traitement haute densité de Lévis alimenté par l'hydroélectricité — et dans Micrologic, l'un des rares fournisseurs à détenir une certification de souveraineté des données. Ces investissements positionnent Desjardins non plus comme un simple client, mais comme l'architecte d'une forteresse numérique.

L'enjeu dépasse le symbole. Le Cloud Act américain de 2018 permet aux autorités de Washington d'accéder aux données stockées par Amazon, Microsoft ou Google, même si les serveurs se trouvent à Montréal. Pour une institution gérant les données de 7,8 millions de membres et de clients, c'est une épée de Damoclès juridique.

Le Québec possède tous les atouts pour réussir là où l'Europe peine à s'organiser : une énergie verte abondante, une législation stricte (Loi 25) et un écosystème technologique de pointe. Il ne manquait qu'un ciment pour lier ces briques. Desjardins l'a fourni.

L'étape suivante ? Un consortium mené par Desjardins, Hydro-Québec et les gouvernements, offrant aux PME et aux municipalités une infrastructure partagée, immunisée contre les lois étrangères. Desjardins n'a pas besoin de poser les câbles elle-même ; elle agit comme le « locataire d'ancrage » — sa puissance financière garantit la viabilité du projet, comme elle l'a fait pour le Complexe en 1976.

Une coopérative gérant 512 milliards d'actifs a le pouvoir de changer les règles du jeu. En 1976, Desjardins a donné confiance aux francophones, leur permettant de rêver grand et de croître. En 2025, elle peut prouver qu'une indépendance numérique est possible. Qu’une IA éthique pourrait rendre des milliers de citoyens plus autonomes et plus entrepreneurs.

De l'essor pour tous — pas seulement pour les géants. Et un mouvement coopératif qui galvanise ses membres, favorisant une meilleure répartition des richesses en faveur des générations à venir. Pour que dans 125 ans, ces générations ressentent de la gratitude envers les bâtisseurs d'aujourd'hui.

Le Verdict

Le troisième trimestre de 2025 restera gravé comme une période de performance financière exceptionnelle pour le Mouvement Desjardins. Avec des excédents dépassant le milliard de dollars en un seul trimestre et un actif franchissant le cap des 512 milliards, l'institution démontre la puissance de son modèle diversifié.

Desjardins est définitivement un colosse qui a réussi le pari de la puissance — le rêve de D'Amours et Leroux — mais risque-t-il de perdre son âme, comme le craignait Béland ?

Avec la note ESG la plus élevée d'Amérique du Nord, l'institution prouve que le modèle coopératif peut rivaliser avec celui des banques.

La question n'est plus là. Elle est de savoir si Desjardins se contentera de rivaliser — ou s'il osera innover en proposant une voie inédite.

La réponse ne réside ni dans le repli nostalgique ni dans la capitulation technocratique. Elle réside dans la réinvention. Les six leviers esquissés ici — Bilan d'Impact, présence territoriale réinventée, démocratie numérique, incubateurs coopératifs, leadership politique et infrastructure numérique souveraine — ne sont pas des utopies. Ce sont des chantiers praticables, dont certains sont déjà expérimentés ailleurs dans le monde.

Le monde croule sous la défiance à l’égard de la finance. Les citoyens cherchent des institutions où leur voix compte. Les démocraties vacillent. Et voici une coopérative de 7,8 millions de membres-propriétaires et de clients, impossible à acheter, impossible à délocaliser, dotée d’une capitalisation qui ferait pâlir les banques. Aucune autre organisation au monde ne combine cette puissance et cette structure.

Si Desjardins prouve qu'on peut être aussi rigoureux qu'une banque et fidèle à un idéal démocratique, il n'aura pas seulement survécu. Il aura inversé la tendance — forcé le marché à s'adapter à lui, plutôt que l'inverse.

Alfred Rouleau avait bâti une cathédrale en béton pour prouver que les francophones pouvaient être maîtres chez eux. La cathédrale du XXIe siècle sera numérique, démocratique, climatique. Elle ne se verra pas depuis la rue Sainte-Catherine — mais elle pourrait montrer qu'une autre finance est possible.

J'ai été la dernière personne à interviewer Alfred Rouleau. Aujourd'hui encore, j'ai le souvenir d'un grand humaniste qui rêvait grand. Le défi de Denis Dubois n'est pas seulement de gérer les risques. C'est de poursuivre ce rêve — et de raviver la flamme de ses millions de membres qui n’attendent que cela.

« La modernité coopérative ne consiste pas à s'adapter au marché, mais à le transformer pour qu'il serve le bien commun. »

— Alfred Rouleau


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