Le leadership des objets : Pour une Écologie de la Réparation et de la Dignité
Nous avons longtemps cru que le leadership consistait à diriger des humains. Et si désormais, le véritable test du « Nouveau Leader » résidait également dans sa capacité à diriger les objets ? Il est temps de tourner notre regard vers une autre forme de capital, plus tangible, mais tout aussi vital : notre capital technologique.
Création visuelle : Pierre Guité et Mid-Journey
NOTRE COURSE CONTRE LA MONTRE
Dans un monde obsédé par la « Fast Tech », où l'innovation est souvent synonyme d'obsolescence, l'acte de réparer et de transmettre devient un acte de résistance. C'est une invitation à ralentir — le Slow Thoughts appliqué à la matière — pour transformer nos cimetières électroniques en forêts régénératrices.
Cette philosophie du ralentissement, que j'explore dans Les bienfaits de la pensée lente, trouve ici son application matérielle. Prolonger la vie d'un ordinateur de trois ans ou plus, c'est résister à l'accélération imposée par les cycles de mise à jour. C'est affirmer que la valeur d'un outil ne se mesure pas à sa nouveauté, mais à son utilité réelle. Le Slow Tech devient ainsi un acte de leadership temporel : choisir délibérément de ne pas céder à l'urgence du remplacement.
L'ESTHÉRIQUE DE LA RÉPARATION
De la Survie à la Solidarité
L'histoire de l'Association de Recyclage Électronique (ERA) ne commence pas dans une salle de conseil d'administration, mais dans le parcours d'un réfugié. Bojan Paduh, le fondateur, est arrivé au Canada en fuyant les conflits de l'ex-Yougoslavie. Pour lui, l'intégration ne s'est pas faite par un compte en banque, mais par un don : un ordinateur usagé offert par une église locale.
Ce qui était un déchet obsolète pour une entreprise est devenu pour lui une fenêtre sur le monde, un outil d'apprentissage de la langue et un vecteur de dignité. C'est là que réside la première leçon pour le leader moderne : la valeur d'un objet n'est pas son prix comptable, mais son potentiel d'émancipation humaine.
Aujourd'hui, l'ERA opère selon la philosophie du « réemploi avant le recyclage ». Contrairement au modèle linéaire « extraire, consommer, jeter », voire au recyclage destructif (déchiquetage pour récupérer l'or et le cuivre), le réemploi est une forme d'esthétique de la réparation. Il s'agit de voir la beauté dans une machine de trois ans qui, bien que « vieille » pour un ingénieur chez Genetec ou Shell , est une technologie de pointe pour une famille nouvellement arrivée.
Il faut voir l'entrepôt de l'ERA à Montréal non pas comme un dépôt de déchets, mais comme un écosystème vivant. Chaque portable sauvé du broyeur est une graine replantée. C'est une vision biomimétique : dans la nature, le déchet d'un organisme est la ressource d'un autre.
L'ÉTHIQUE DE LA DONNÉE
La Confiance comme Nouvelle Monnaie
Si la philosophie est claire, la pratique se heurte à une peur moderne viscérale : la sécurité des données. Pourquoi les entreprises préfèrent-elles souvent détruire (déchiqueter) plutôt que donner? Par manque d'imagination et par peur du risque.
Le Nouveau Leadership exige ici du courage technique. Pour que la coopération matérielle fonctionne, il faut établir un protocole de confiance. L'ERA a dû industrialiser cette confiance au moyen de logiciels d'effacement de données de niveau militaire (comme Blancco) et de certifications ISO.
C'est ici que l'écosystème montréalais prend tout son sens. Lorsque des entreprises locales surmontent cette peur, l'impact est immédiat et mesurable. Prenons le cas du Centre Espoir et Équité à Montréal, qui œuvre pour l'inclusion des immigrants et des sans-abri. Leurs besoins ne sont pas abstraits : ils ont besoin de 30 ordinateurs portables pour rédiger des CV, relier des familles, redonner une identité numérique à ceux et celles qui l'ont perdue.
À côté de l'ERA, d'autres acteurs, comme Insertech Angus, complètent l'écosystème québécois. Cette entreprise d'économie sociale ne se contente pas de reconditionner des ordinateurs : elle forme des jeunes en difficulté d'emploi, transformant la réparation en école d'insertion. Là où l'ERA excelle dans la logistique à grande échelle, Insertech incarne le travail artisanal et humain. Les deux modèles ne s'opposent pas — ils se complètent.
De même, le partenariat entre Genetec (un géant de la sécurité) et l'organisme Un Pour Un montre comment le capital technologique peut circuler des nantis vers les démunis. C'est une forme de coopération matérielle qui prolonge l'esprit coopératif : on ne met pas seulement en commun l'argent, on met en commun les outils de production de l'avenir. Le leader qui autorise ce don ne fait pas de la charité ; il fait de l'investissement social.
Les ordinateurs portables donnés par cette firme de sécurité montréalaise permettent à des femmes immigrantes de suivre des formations, de chercher un emploi, de reconstruire leur autonomie dans un pays nouveau. Ce qui était un actif amorti dans un bilan comptable devient un levier d'émancipation.
RÉSILIENCE et GÉOPOLITIQUE
Toutefois, rien n’est jamais si simple. L'ERA a traversé des tempêtes, notamment un conflit juridique et médiatique avec le Basel Action Network (BAN), concernant l'exportation d'appareils vers les pays en développement.
Cette controverse pose une question éthique que nous ne devons pas esquiver : À quel moment un outil devient-il un déchet?
Pour le régulateur occidental, un ordinateur envoyé au Pakistan peut être vu comme une exportation illégale de déchets toxiques. Pour l'entrepreneur local à l'autre bout du monde, c'est une ressource abordable. L'ERA a défendu la position que tant qu'un appareil fonctionne, il est un produit, pas un déchet.
Depuis le 1er janvier 2025, le Canada applique les nouveaux amendements de la Convention de Bâle, qui ont redéfini strictement ce qui peut traverser les frontières. Le paysage a changé. La résilience de l'ERA — qui a survécu à ces crises et s'est adaptée à ce nouveau cadre réglementaire pour continuer à servir des milliers d'organismes — est une leçon d'agilité. Elle nous rappelle que le chemin vers une économie circulaire mondiale est pavé de dilemmes moraux difficiles.
Le Canada, en tant que nation riche, doit naviguer entre sa responsabilité écologique (ne pas exporter sa pollution) et sa responsabilité solidaire (ne pas couper l'accès au numérique du Sud global). Le leader éclairé comprend que la solution réside dans la transparence et la traçabilité rigoureuse.
DEVENIR LES GARDIENS DE LA MATIÈRE
En retraçant l’histoire du Mouvement Desjardins, dans mon article, Le grand virage de Desjardins (1900-2025) — Et l'avenir de l'idéal coopératif, nous constatons à quel point l’union des forces financières peut bâtir des cathédrales de résilience économique. Avec l'ERA et l'économie circulaire, nous voyons que nos objets ont aussi une mission qui dépasse leur premier propriétaire.
En 2026, l'accès au numérique n'est plus un luxe — c'est une condition de citoyenneté. Sans ordinateur, pas de CV, pas de démarche administrative, pas de lien avec l'école des enfants. La fracture numérique est une fracture de dignité. Chaque appareil remis en circulation répare un peu de cette injustice.
Le défi pour nous tous, leaders, créateurs et citoyens, est de regarder notre téléphone intelligent ou notre ordinateur portable différemment. Non pas comme un consommable en attente de remplacement, mais comme le maillon d'une chaîne de solidarité. Avoir le courage de le faire réparer, le courage de le donner et l'imagination nécessaire pour visualiser sa seconde vie entre les mains d'un étudiant ou d'un parent en transition.
C'est cela, le leadership des objets : transformer la fin de vie en un nouveau commencement.
Le saviez-vous?
L'ERA cherche des portables de moins de 5 ans (i5/i7, 8e génération ou plus récent) pour s'assurer qu'ils soient utiles aux OBNL.
Vous avez des équipements à donner ? Vous pouvez contacter l'ERA via leur site web.
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